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Chroniques
La Dirindina
farsetta in musica de Domenico Scarlatti
C’est avec autant d’émotion que de plaisir que nous retrouvons ce soir le passionnant Festival de musique ancienne d’Innsbruck et tout particulièrement la Salle espagnole du Château d’Ambras – ou nous entendions un fort beau programme Buxtehude l’été dernier [lire notre chronique du 11 août 2011]. Les fresques et les reliefs du lieu forment un cadre de choix à une rareté signée Domenico Scarlatti, La Dirindina, petite farce (farsetta) en deux parties idéalement servie par un somptueux plafond de bois qui ne se contente donc pas d’être joliment orné.
Quatre personnages (dont trois chantés) animent cette Dirindina : une jeune fille amoureusement choyée par un vieux maître de chant qui pour elle nourrit sans doute autant de projets de carrière que de désirs d’alcôve, ledit barbon de soupirant, enfin son jeune élève, fringant artiste dont la virtuosité déjà fait ombre à la vieille gloire, autrement dit métaphore des charmes et de la puissance de la jeunesse quant à l’affaire libertine dont il est nettement question ; la maman de la belle est également présente sur le plateau (rôle muet), ici gentille matrone plus complice rêveuse d’éventuelles frasques d’autrefois que féroce duègne castratrice.
Pour mettre en scène cet argument – autant rebattu que délectable, dont sans doute les ressources demeurent inépuisables –, Christoph von Bernuth recourt à un dispositif d’une saine simplicité qui intègre jusqu’au public dans la représentation d’une leçon de chant savoureusement inconvenante. Rien de plus qu’une étroite estrade, un fauteuil, un lutrin et une épinette flanquant un écritoire ; rien de tel qu’une austère cotte sur une Dirindona improbable, un uniforme « dix-huitièmiste » de conquérant antiquement casqué pour Liscione, un décolleté (bien sûr) irrésistible pour Dirindina, un costume démodé pour Don Carissimo (quel nom !) et, surtout, qu’une direction d’acteurs au cordeau pour théâtraliser le monde du chant, de son enseignement, de ses jeux de séduction et des carrières qu’il laisse miroiter, posant efficacement une intrigue sentimentalo-professionnelle qui dans l’assemblée provoque, plus sûrement que des phrases élégamment conduites, d’exquis hoquets.
Aussi le maître d’œuvre n’a-t-il pas manqué de précisément caractériser ses protagonistes. Ainsi du docte vieillard sur les traits duquel s’accumulent les tics des professeurs de chant, d’ailleurs plus ou moins gourous, que chaque chanteur connaît forcément, même malgré lui. Ainsi de la gamine gâtée rendue presque disgracieuse par la profusion d’innombrables caprices et bouderies. Ainsi du fringant castrat, escogriffe dûment perruqué-poudré recouvrant de bas rouges ses mollets pour en plus certainement révéler le galbe qu’à les laisser nus, arborant force manières délicates qui contrastent avec des poses assez indignement suggestives. Ainsi, pour finir, de l’affreuse maman, épouvantail d’entremetteuse à l’enthousiasme tricoteur et aux sourires indiscrètement entendus, que campe... un homme (eh oui !).
Au pupitre, nous découvrons un Alessandro De Marchi plus chambriste que jamais dont l’Academia Montis Regalis opère cette fois en petite formation (sept musiciens), sans déroger à l’intimité du spectacle – de ses proportions comme de son sujet. On admire au passage la grande pertinence d’un montage musical précieux, puisque les différentes parties sont précédées de prologues remarquablement construits. Liscione fait son entrée par une aria brillantissime de Broschi, donc postérieure à La Dirindina, ce qui d’emblée impose la jeunesse face au quasi-madrigal de Caccini, vieux d’un siècle, qu’entonne le vieil homme. De même interviennent deux des concerti imaginés par Avison à partir des sonates pour clavier du fameux Napolitain de Madrid : c’est à la fois rendre ingénieusement compte de la pratique du pastiche et prendre activement en considération l’histoire de l’interprétation jusqu’à la perception actuelle de la chose dite « baroque », mais encore mettre en abîme la question de la légitimité, sinon de l’authenticité, essentielle à la pièce elle-même. De fait, une inversion délicieuse pousse plus avant encore l’extrême raffinement de ce jeu, le onzième concerto du Britannique affirmant une mélancolique gravité qui « contrepointe » la légèreté de l’ouvrage, a contrario des intermezzi comiques dont faisait usage la veine seria.
Encore fallait-il réunir une distribution capable de relever le gant de cette sympathique dérision qui n’est envisageable qu’avec une conduite vocale infernalement sûre. Et c’est chose faite ! Outre le soprano Marie-Sophie Pollack qui possède la fraîcheur nécessaire au rôle-titre et l’agilité de mise, La Dirindina compte le grain prégnant de Donato di Stefano en Don Carissimo qui, outre d’incarner une truculente baderne, livre un Caccini tendrement émouvant, et la souplesse éblouissante du contre-ténor David Hansen, Liscione de haute volée (pour ne pas dire « voltige »). Une complicité communicative rassemble comédien (Alessandro Baudino en dame mère), chanteurs, instrumentistes, chefs et spectateurs dans le fol entrelacs d’allusions sensuelles qui domine ce conte immoral.
BB